Il y a des rencontres qui changent tout. Pierre, 24 ans, a croisé la route d’Entourage un samedi, au Salon des Solidarités Porte de Versailles. Cinq minutes d’échange sympathique : il est très intéressé par l’application et ses fonctionnalités de “maraude”, et nous de notre côté, emballés par son enthousiasme et son retour d’expérience de maraudeur au Secours Populaire.Six jours et un échange ubuesque de textos plus tard, Pierre arrive en stage chez Entourage ! Il réalise un mémoire de recherche dans le cadre de son Master 2 spécialisé en économie sociale et solidaire à l’ICP sur le rôle des riverains vis-à-vis du milieu associatif de la solidarité.
J’ai grandi à Chaumont, une ville de 25 000 habitants entre Troyes et Dijon. À la sortie de mon bac, je me posais plein de questions. J’ai un peu “erré” pendant un an. Puis, j’ai intégré l’école de commerce ESC Troyes : j’étais assez attiré par le côté international. Au cours de mes 4 années d’étude, j’ai eu la chance de faire un stage à Madrid, à Marrakech, et une année d’échange à Sunderland au Royaume-Uni.Au cours de ces années, je me suis découvert un réel intérêt pour l’économie collaborative puis l’ESS. J’ai obtenu mon diplôme cette année et depuis la rentrée de septembre 2015, je suis en Master 2 à l’ICP à Paris, spécialisé en économie solidaire et logique de marché.
J’admirais beaucoup ma grand-mère, qui était d’une gentillesse infinie et qui défendait toujours les plus faibles. Dès l’âge de 15 ans, j’ai eu des convictions politiques, notamment qu’il fallait lutter contre les inégalités. Je dirais que mon engagement social a découlé de mon engagement politique. Ma sensibilité au sort des exclus a pris forme par la politique et a déteint sur tout le reste. Et puis j’ai grandi dans une petite ville : quand j’étais à l’école à Chaumont, les plus pauvres étaient amis avec des gens plus aisés, sans aucune distinction. J’ai toujours eu un sentiment de responsabilité : dans un monde où 1% de la population possède plus que 99% du reste de la planète, je suis responsable de ce qui se passe autour de moi, et je dois prendre ma part en m’engageant. Dans mon système de valeur, on ne peut pas ne rien faire.
Je suis maraudeur au Secours Populaire depuis 1 an et demi, depuis mon arrivée à Paris début 2015. Je me souviens très bien de ce qui a déclenché ma démarche.C’était déjà une question qui me taraudait depuis longtemps : quand je suis arrivé à Paris, j’avais beaucoup de mal à faire abstraction de mon environnement, contrairement aux Parisiens que je voyais. Je me disais :
C’est pas possible, ils se mettent un masque pour ne pas voir les gens dormir par terre ! Je ne concevais pas que les gens puissent voir et ne rien faire, et pourtant je faisais rien moi même.
Un soir, je suis sorti de chez moi après une dispute. J’étais seul et j’avais l’alcool un peu triste. Je me suis assis à côté d’un homme, un Roms qui était tout seul, qui ne parlait pas un mot de français, d’anglais ou d’espagnol. On a quand même trouvé le moyen de parler pendant une heure ! On communiquait comme on pouvait : et j’ai compris plein de choses : qu’il préférait être là, dans la rue, en France, plutôt que chez lui en Roumanie, avec un toit et une famille. Il envoyait le peu d’argent qu’il se faisait avec la manche à sa famille restée là-bas.Le lendemain je me suis renseigné pour aller faire des maraudes avec le Secours Populaire.
Pour leurs valeurs avec lesquelles je suis plutôt en accord. J’aime bien le fait qu’ils soient laïcs, bien implantés dans le monde de la rue et logistiquement, c’était plus facile de trouver un contact.Et ils m’ont bien accueilli : j’ai fait deux réunions avant de démarrer. Une première réunion assez généraliste, pendant laquelle on sentait vraiment que les gens étaient là pour aider. Je me sentais entouré de gens bienveillants, de milieux tellement différents. Il y avait même un bénévole qui était cadre chez Louis Vuitton ! La deuxième réunion concernait plus spécifiquement l’équipe des maraudes. On nous a formés et j’en suis ressorti vraiment content. J’aime aussi la spécificité des maraudes du Secours Populaires : ils insistent beaucoup sur le relationnel, même si on apporte de l’aide matérielle (on fait un peu de distribution au début, en fonction de ce qu’on a au local : vêtement, thé, café…). Je reçois énormément : faire des maraudes, ça me fait grandir. Je continue à apprendre, aux côtés de maraudeurs qui sont dans le milieu depuis longtemps.
J’en ai tellement en un an et demi ! J’ai rencontré récemment un homme qui m’a récité tous ses discours du métro : son discours d’hiver, celui pour l’été, celui avec une fable... C’était un vrai pro ! Sur toutes les personnes que je vois, il y en a deux qui sont vite devenues de vrais amis. Ils ont tous les deux une cinquantaine d’années. Ils sont un peu des “compères”, ils passent leur vie ensemble : une semaine ils se font la gueule, celle d’après ils sont comme cul et chemise. Tu ne peux que t’attacher à eux. Ils aiment beaucoup les maraudes du Secours Populaire, avec nous ils n’ont pas l’impression d’être jugés.
On est assez naturel, et contrairement à d’autres, on ne débarque pas en pensant qu’on a un rôle à jouer dans leur “destin”.
Oui, je dirais que j’ai une relation d’amitié avec eux. On a même eu un rendez-vous extérieur aux maraudes : je suis passé les chercher à la Mie de Pain. On a pris un kebab près de chez moi et on a marché jusqu’à leur spot.
Bien sûr, il y a des choses que je ne dis pas, que je me retiens de dire. Mais prendre en considération la situation de l’autre, c’est aussi ça l’humain, je fais pareil avec mes autres amis. Tout est une question de nuances.”
“Ils m’apportent beaucoup, j’aime bien nos discussions, j’aime être avec eux, j’aime ce qu’ils sont. Et je sens que je leur apporte des choses aussi. Ils sont très contents de me montrer ce qu’ils font dans le parc, où ils dorment.” Ce qui est important c’est la notion d’équilibre : il ne faut ni se sentir héros, ni se sentir misérabiliste. Quand je les vois je leur dis souvent que si je suis avec eux, c’est que j’ai envie d’être là et que ça me fait plaisir de les voir.
Ce qui est très important, c’est d’imaginer que quand on va à la rencontre de ces personnes, on va chez eux. Il faut adopter sensiblement les mêmes codes que si on allait voir un ami, qui nous accueillait dans son salon. Là, c’est pareil, il faut respecter leur espace. Je dirais aussi qu’il faut se laisser conduire par la discussion, ne pas prendre trop d’initiatives : il faut tâter le terrain, puisqu’on ne peut jamais savoir ce qui est sensible. C’est pas grave de parler de tout et n’importe quoi : le beau temps, le foot... c’est la personne en face qui va emmener la discussion où elle veut.
En fait, il ne faut surtout pas d’intrusion, parce que si c’était une personne de la vie quotidienne, on aurait tout de suite le réflexe de dire “si ce n’est pas indiscret…”
Ce que j’aime dans la rue, c’est que pour une fois, j’ai envie de rencontrer des gens sans savoir. Dans la rue, il y a souvent des passés sombres, des histoires compliquées, des fautes… et pourtant j’aime cette idée d’y aller sans jugement. Un autre conseil que je pourrais donner, c’est de ne pas être trop nombreux face à une seule personne : deux personnes c’est déjà beaucoup. Il faut aussi se mettre à leur niveau : si la personne est assise, j’aime bien m’asseoir par terre, fumer une cigarette avec lui. La hauteur, c’est aussi une métaphore pour dire qu’on est au même niveau pendant un moment.
Il n’y a pas une seule situation de SDF. Ce qui m’impressionne dans la rue, c’est la diversité des situations, des caractères : la complexité fait qu’on ne peut pas répondre à cette question. Dans ma maraude, par exemple j’ai des cas complètement différents : le premier mec qu’on croise nous ignore, il est très solitaire et à l’inverse d’autres ont un bon réseau ! On ne force surtout pas la relation : on est aussi là parce que l’aide matérielle est importante.Dans les échanges qu’on a avec eux, je dirais que la relation vient en premier, dans l’ordre chronologique. Elle est le premier pas indispensable : le plus important c’est de discuter. La parole, la discussion, le lien relationnel a cet avantage qu’il va te donner des indices sur la situation matérielle. Alors que l’inverse n’est pas possible : si tu distribues de l’aide matérielle sans discuter, ça ne te dira rien sur son isolement relationnel.
Que ce soit une personne par terre, une personne qui fait la manche dans le métro : systématiquement, ça me fait un “truc” de les regarder, ça m’interpelle toujours. Je pense qu’il y a des gens que ça n’interpelle plus, il y en a tellement… Il suffit de voir le nombre de gens que tu croises par terre entre ton travail et ta maison.Quand tu réalises que les personnes qui font la manche sont une minorité des gens qui vivent dehors, on se dit qu’on n’a idée que de la partie émergée de l’iceberg.
C’est très dur de se débarrasser de son sentiment de culpabilité, c’est un peu hypocrite : et pourtant le plus important est de trouver une relation équilibrée.
C’est le moment où tu dis au revoir… Où toi tu vas aller te coucher dans ton lit confortable, et que eux restent
J’ai récemment entendu une phrase de Jacques Hassin, co-fondateur du Samu Social et directeur du CASH de Nanterre, que j’ai beaucoup aimée :
Pour parler avec ces personnes, il faut faire le deuil de son utilitarisme.